Sous
la lumière froide de la Lune, la ville était en ruines. Un silence
assourdissant régnait après le tonnerre des canons.
Oleg
et Sacha erraient sans but ou plutôt si. Ils voulaient fuir cette ville et
cette guerre.
Quelques
heures plus tôt, leurs camarades étaient morts, écrasés par l'avalanche d'obus
qui s'était abattue sur leur brigade. En quelques minutes les dix chars de
combat étaient devenus des cercueils de métal. Les deux jeunes hommes ne
devaient leur salut qu'à l'envie qui tiraillait leurs intestins depuis qu'ils
avaient franchi le dernier pont encore debout sur le fleuve et qui coupait la
ville en deux.
Ils
appartenaient à un groupe d'éclaireurs chargé de s'assurer que l'ennemi avait
quitté ce quartier. Ils s'étaient déployés à quelques dizaines de mètres du
pont. Leur char était au milieu du boulevard qui menait vers l'hôtel de ville.
Sur l'ordre de leur chef de section, ils s'étaient immobilisés. Aux aguets, ils
surveillaient leurs écrans afin de se préparer à une éventuelle contre-attaque
adverse, mais au bout de très longues minutes pendant lesquelles rien ne
s'était passé, leur envie devint irrépressible. Avec l'autorisation de leur
chef de char, ils sortirent de l'abri relatif du blindé et trouvèrent un coin
isolé au pied d'un immeuble en ruine.
Ce
fut quand ils s'accroupirent pour satisfaire leur besoin naturel que l'enfer se
déchaîna autour d'eux.
Ils
plongèrent rapidement pour se protéger dans un escalier qui menait à une cave
dont l'entrée était bouchée par des morceaux de béton tombés de l'immeuble.
Impuissants, ils virent les obus ennemis frapper avec une précision diabolique
les véhicules blindés ou leurs camarades étaient piégés. À chaque fois qu'un
projectile touchait son but, une boule de feu s'élevait dans le ciel, suivie
par une pluie de débris incandescents.
Protégés
par leur équipement, Oleg et Sacha attendirent la fin du bombardement.
Rendus
presque sourds par le vacarme des explosions qui se succédaient sans
interruption, ils mirent plusieurs minutes à réaliser que tout était fini.
Hagards,
ils s'approchèrent des épaves fumantes dans l'espoir de trouver un survivant.
Mais les bombes incendiaires ennemies avaient été efficaces. Il leur fut
impossible de reconnaître un seul corps, sauf celui d'un malheureux éjecté de
son véhicule par une explosion.
— C'était Karol !
— Oui ! Au moins, ses parents pourront l'enterrer…
Sur
ses simples mots, Sacha se pencha et ferma les paupières de Karol.
— Où allons-nous ? Maintenant ! demanda Oleg.
— On ne peut plus revenir en arrière, le pont a été
détruit par les bombes et devant nous, il y a nos ennemis. S'ils nous prennent,
les dieux seuls savent ce qu'ils nous feront.
— Il me semble avoir vu un bois un peu plus au
Nord. En longeant la rivière, on devrait pouvoir y arriver avant la nuit et
ensuite profiter de l'obscurité pour traverser à la nage et rejoindre nos
lignes.
— Oui si tu veux, là où ailleurs…
Alors
qu'ils parlaient, aucun des deux n'avait vu le minuscule drone qui les
observait et les écoutait quelques mètres au-dessus d'eux. Ils avaient à peine
fait quelques pas qu'un nouveau déluge de feu s'abattit autour d'eux. Une
nouvelle fois, la chance leur sourit. Non loin d'eux, une bombe explosa et mit
à jour un souterrain. Dans un regard sans paroles, ils coururent s'abriter et
une nouvelle fois, ils attendirent que le calme revienne.
Sonnés
par ce nouveau bombardement, les deux garçons attendirent la nuit pour sortir
de leur abri.
Dans
la ville abandonnée, il n'y avait plus de bruit. Une odeur de mazout et de
chair carbonisée s'élevait dans l'obscurité. Ils faisaient attention où ils
posaient les pieds. Le sol était jonché de sous-munitions, toutes
potentiellement mortelles. Ils avançaient avec précaution, en longeant les
murs, vers le nord et ce bois où ils espéraient trouver la sécurité.
De
temps à autre, une salve d'obus se faisait entendre, leur faisant entrer la
tête dans les épaules.
Enfin,
alors que le jour pointait, ils virent la lisière du bois tant espéré. Encore
quelques mètres et une autoroute déserte à traverser et ils seraient en
sécurité.
Plus
que trois pas, deux pas, un… Une explosion retentit. Le souffle les projeta
sous les arbres. Les deux hommes se retrouvèrent à plat ventre, le visage dans
la mousse humide de la rosée du printemps.
***
Dissimulée
derrière un buisson, une jeune femme aux yeux aussi verts que la mousse venait
de voir les deux hommes s’effondrer sur le sol. Elle attendit quelques minutes
et comme elle ne les voyait pas bouger, elle s’approcha avec précaution.
Aucun
des deux hommes ne bougeait, ils semblaient même ne plus respirer. Penchée sur
l'homme aux cheveux blonds, Sacha, la jeune femme lui toucha l'épaule. Il ne
réagit pas. Elle prit de l'assurance et en dépit de son apparente fragilité, de
ses bras frêles, elle retourna Sacha.
Son
visage était calme, serein, comme endormi.
Elle
se releva et d'une voix chantante, elle appela.
— Roussilki ! Mes sœurs, venez m'aider !
Aussitôt,
cinq autres jeunes femmes, à la peau diaphane, aux cheveux blonds tressés et
aux yeux verts, approchèrent des deux hommes inertes.
— Emportons-les dans notre palais ! Nous les
soignerons et ils reprendront des forces.
— Ma sœur ! Crois-tu qu'il soit prudent de les emmener
au palais ? Nous pourrions les laisser au village, les sages-femmes
s'occuperont d'eux aussi bien que nous.
— Pour que tout le village vienne les admirer comme
des monstres de foire ! Non ! Pour leur sécurité, nous devons les garder au
palais.
Les
paroles de l'aînée des Roussilki avaient force de loi dans cette partie de la
forêt. Sans un mot ni un geste de trop, les six femmes graciles attrapent les
deux hommes, une par épaule et une autre par les chevilles et d'un pas léger et
rapide, elles se dirigeaient vers le palais de cristal qui se dressait au
milieu de la partie la plus dense du massif.
Comme
à chaque fois que les six sœurs quittaient leur palais, la forêt se figeait
dans un silence de mort. Les oiseaux se taisaient, les lapins et les livres
cessaient de courir et les cerfs et les biches inclinaient bas la tête pour
honorer les protectrices de la forêt.
Dans
le village, des rumeurs montèrent des maisons où des femmes aux aguets derrière
les fenêtres avaient vu cette procession inhabituelle des six.
— Dites aux servantes de préparer la grande chambre de
la tour, nous allons y conduire nos invités.
— Oui maîtresse ! répondit l'intendante en
s'inclinant.
Aussitôt
une nuée de chambrières s'activa dans le palais. Les couloirs résonnaient du
son des talons, sur les sols en marbre. Des oreillers, des draps, des
couvertures et des édredons furent sortis des placards et passèrent de mains en
mains. Dans une chambre au sommet de la tour, les matelas furent aérés, tapés
et les lits préparés avec des draps aux senteurs florales.
Oleg
et Sacha y furent déposés en douceur, chacun sur son lit. Des servantes virent
retirer leurs vêtements et commencèrent à les laver avec des linges humides.
Quand
elles les eurent revêtus de tunique de lin blanc, une roussilka vint s'asseoir
au chevet des deux soldats.
Les
six se relayaient, attendant leur réveil.
***
Oleg
bougea.
Enfin
! pensa la jeune femme qui le veillait. Elle tira sur une cordelette qui fit
tinter une clochette à l’intendance.
Aussitôt,
une des femmes de chambre présente se hâta d’aller prévenir l’intendante qui
informa ses maîtresses de l’évolution de la situation avant de se diriger vers
les cuisines.
— Préparez de quoi manger, les invités vont avoir faim
!
La
cuisinière et ses assistantes se hâtèrent de préparer des coupes de fruits, des
gâteaux de miel et autres gourmandises. Des servantes prirent les plateaux de
nourriture et commencèrent à monter l’escalier de marbre qui conduisait à la
chambre.
Les
Roussilki étaient arrivées dans la chambre bien plus rapidement que la lenteur
de leur pas le laissait paraître. Oleg venait d’ouvrir les yeux et Sacha
remuait à son tour.
— Où suis-je ? Qui êtes-vous ?
— Vous êtes en sécurité, vous ne craignez plus rien…
— Mes amis, ma famille, il faut les prévenir !
— Ne vous inquiétez pas, ils seront prévenus… Tenez ! Mangez
!
Oleg
prit la pâtisserie que lui tendait une des femmes.
Il
était perdu, il ne comprenait plus rien. Il avait perdu connaissance à la
lisière d’un bois, en fuyant une guerre qui le dépassait et maintenant, il se
réveillait dans une chambre confortable, il était entouré de six jeunes femmes
aux longs cheveux blonds tressés, aux yeux verts et à la peau d'albâtre, vêtues
d’une longue robe blanche au tissu vaporeux.
Il
se redressait dans son lit. Il ne sentait plus son corps. Toute la fatigue et
l’angoisse des combats avaient disparu, plus de douleurs, plus de crampes ! Il
se sentait bien.
Sacha
était bien éveillé maintenant et les deux hommes se sourirent, ravis de se
trouver dans cette situation. Ensemble, dans un synchronisme parfait, ils
croquèrent une part de gâteau. Le miel fondait dans leur bouche. Ils fermèrent
les yeux pour déguster ces mets. Les plus délicieux qu’ils ont mangés depuis
des semaines. Ils mangèrent ainsi jusqu’à être rassasiés.
— Où sont nos vêtements ? demanda Sacha.
— Nous les avons jetés, ils étaient sales et
semblaient si peu confortables… répondit l’aînée. Nous allons vous en faire
porter d’autres.
— Merci, dit Oleg.
Aussitôt
deux femmes de chambre entrèrent en portant une tenue pour chacun des hommes. Ils
se laissèrent faire. Cela les changeait de tout ce qu’ils avaient vécu avant
leur enrôlement dans l’armée. Jamais ils n’auraient imaginé être servis un
jour, et encore moins par des femmes aussi ravissantes.
Quelques
minutes plus tard, ils marchaient dans le parc du palais, escortés par les six
sœurs, au milieu de paons et de wallabies albinos.
Leur
timidité passée, ils commencèrent à poser des questions, mais la nourriture et
les boissons avaient embrumé leur esprit. Ils ne faisaient pas attention aux
réponses qu’elles leur donnaient.
Ils
arrivèrent à l’extrémité du parc, en lisière de forêt. Assis sur des rochers en
forme de banc, ils étaient détendus. Ils profitaient de ces instants de calme
et de plénitude.
Quand
une des roussilki approcha son visage de celui d’Oleg, il ferma les yeux. Il
sentit la douceur de ces lèvres se poser sur les siennes. Il osa prendre la
frêle jeune femme par la taille pour profiter pleinement de ce baiser.
Emporté
par l’ivresse de l’amour, il perdit la notion du temps et oublia le monde
extérieur.
***
Au
printemps suivant, deux arbrisseaux commencèrent à s'élever entre les os
blanchis par le temps, des deux soldats perdus.
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