Depuis plusieurs heures, Clémentine arpentait de long en large le hall de
la gare attendant avec impatience que le quai d'où devait partir son train soit
affiché. Elle observait avec amusement le comportement des gens, entre les
excités qui n'arrêtent pas de vociférer dès qu'une annonce ne correspond pas à
leur attente et ceux fatalistes qui savent que râler ne changera rien. Un
incident technique avait obligé le train à s'arrêter en plein voie quelques
heures plus tôt et tout le monde était bien obligé d'attendre que le problème
soit résolu. Les agents de la gare faisaient leur possible pour renseigner les
voyageurs avec les maigres informations à leur disposition.
De temps à autre, son regard croise celui d'autres voyageurs, elle est attirée
par le regard bleu profond d'un homme à la chevelure brune dans la force de
l'âge. Malgré son visage carré, des traits de l'homme semble émaner une
profonde tendresse. Elle lui sourit et reçoit un sourire en retour.
Je n'aurais pas tout perdu ce matin, pense-t-elle. Rien de tel qu'un
sourire pour réchauffer un cœur solitaire.
Quand soudain, l'annonce tant attendue retentit dans les haut-parleurs de
la gare, "Le train en provenance de Paris et à destination de Rodez
arrivera voie Quatre. Cinq minutes d'arrêt !"
Aussitôt la foule se met en mouvement et Clémentine, qui se trouve juste à
l'entrée de l'escalier qui permet d'accéder au quai est prise dans la bousculade
de ces personnes impatientes. Surprise par le geste d'une maman excédée après
son enfant qui ne marche pas assez vite, elle se recule mais pas assez
rapidement pour ne pas recevoir le coude dans le visage. Ce coup involontaire
entraîne la chute de ses lunettes qui touchent le sol en même temps que le pied
d'un homme qui ne peut rien faire d'autre que les écraser.
— Excusez-moi ! lui dit-il en se baissant pour ramasser les lunettes
déformées mais dont heureusement les verres ne sont pas cassés.
— Vous n'y êtes pour rien ! lui répond-elle. C'est cette folle hystérique
qui aurait pu faire attention. Où est-elle d'ailleurs ?
Mais la femme qui ne s'est rendu compte de rien est déjà sur l'autre quai.
Elle s'apprête sans doute à monter dans le train avant même que les passagers
en soient descendus.
Calmement, malgré la sourde colère qui monte en elle en raison de la perte
de ses lunettes, Clémentine trouve la voiture quand laquelle elle a réservée sa
place. A sa grande surprise et à sa grande joie, elle découvre qu'il s'agit
d'une voiture à compartiments. Elle prend place à côté de la fenêtre et sort de
son petit sac de voyage le roman qu'elle avait prévu de lire pendant le trajet.
Elle va partager son compartiment avec un jeune couple très amoureux pour
qui le monde n'existe pas hors de leur bulle et une petite mamie aux cheveux
violets qui la salue avant de replonger dans son tricot. La place en face
d'elle est libre quand la porte s'ouvre et laisse entrer le brun aux yeux bleus
de la gare. Il lui sourit et s'installe.
— C'est mon jour de chance ! lui lance-t-il en s'installant face à elle. Je
ne m'attendais pas à ce que le hasard me propose de voyager avec une aussi
jolie femme.
Clémentine ne sait que répondre et sent son visage couvert de taches de
rousseur s'empourprer. Elle baisse le regard et bafouille un remerciement.
Ne pouvant lire à cause de l'absence de lunettes, elle regarde le paysage
qui commence à blanchir en raison de la neige qui se fait de plus en plus
abondante.
— J'espère que là-bas les routes seront dégagées pour que Claire puisse
venir me chercher à la gare, murmure-t-elle.
Son compagnon de voyage l'ayant entendu lui demande jusqu'où elle va.
— Je descends à Aurillac pour aller passer quelques jours chez une amie qui
possède une maison au milieu de nulle part.
— Décidemment, la fortune me sourit ! Je descends là aussi, je vais passer
le week-end chez ma sœur et j'espère en profiter pour prendre quelques clichés
pour illustrer un article dans une revue à laquelle je collabore.
— Si le soleil est de la partie vous aurez sûrement de beaux paysages
enneigés.
— Je ne m'intéresse pas uniquement aux paysages ! répond-il en souriant.
Clémentine comprenant l'allusion de son compagnon de voyage éclate de rire.
— Moi ! Vous voulez rire ! Ai-je le physique d'un mannequin ?
— Ce n'est pas le physique le plus important, mais ce qui se dégage du
sujet. Et avec votre chevelure flamboyante et vos yeux si verts, vous êtes l'incarnation
de la déesse mère. Mais je manque à mes devoirs, je me présente, Donatien. Et
vous-même si ce n'est pas indiscret ?
— Clémentine.
— Un joli prénom pour un fruit dont le meilleur est caché par l'enveloppe.
Sentant son téléphone vibrer, Clémentine le sort de sa poche et constate
qu'elle vient de recevoir un message. Elle plisse des yeux pour essayer de le
lire.
— Un souci ? lui demande-t-il.
— Dans la bousculade à la gare, mes lunettes sont tombées et se sont
brisées et du coup je suis un peu gênée pour lire ce message que mon amie vient
de m'envoyer. Cela vous gênerait-il de me le lire ?
— Non ce sera un plaisir.
Elle lui tend le téléphone et il le lui lit.
—Votre amie vous informe que sa voiture est en panne, et que de ce fait
elle vous invite à prendre un taxi pour monter chez elle.
Dépitée, Clémentine remercie Donatien et se demande si un taxi acceptera de
la conduire jusqu'à la maison de Claire.
Donatien laisse la jeune femme à ses pensées et se plonge dans son livre.
L'agent du train annonce enfin l'arrivée en gare d'Aurillac. Elégamment,
Donatien descend le sac de Clémentine du support de bagages et ils sortent
ensemble.
A sa descente, à la surprise de Clémentine qui ne s'attendait pas à cela,
Donatien est accueilli à bras ouverts par un jeune homme à la chevelure aussi
blonde que les blés. Ils s'embrassent longuement et Donation se tournant vers
Clémentine :
— Clémentine, voici Julien mon compagnon !
— Enchantée, vous avez de la chance d'avoir un tel homme charmant comme
compagnon.
— Merci ! Je reconnais que Donatien est une personne très attentive et
attentionnée…
— Désolé de te couper dans tes compliments mon ami ! Mais cette jeune femme
ici présente à un souci. Son amie qui devait venir la chercher à la gare est en
panne de voiture. Ne pourrions-nous pas faire un petit détour pour la conduire
vers son hôtesse ?
— Bien sûr, où habite votre amie ?
Clémentine leur donne l'adresse de Claire. Elle voit le visage de Julien se
crisper un peu.
— J'espère que la neige n'est pas encore trop épaisse car la route qui
monte là-bas est assez étroite et est peu fréquentée. Mais tentons !
— Je vous remercie c'est vraiment très gentil à vous.
Encadrant la jeune femme, chacun des deux hommes la prend par le bras et
ils sortent ainsi de la gare.
Julien prend le volant et sort de la ville enneigée pour s'engager sur les
petites routes de montagnes alors que la nuit tombe, pendant que Clémentine
appelle son ami pour lui expliquer sa rencontre avec les deux hommes et qu'ils
se sont gentiment proposé de la conduire malgré le temps. Il roule prudemment
en se demandant si la neige leur permettra de redescendre sans risque.
Clémentine apprend que les deux hommes sont tous les deux originaires de la
région et qu'ils sont amis depuis le lycée. Elle leur dit que Claire et elles
sont des amies d'enfance et que Claire a décidé de venir s'installer dans la
région pour profiter de sa passion pour les grands espaces et essayer de vivre
de ses poteries.
— Au fait ! lance Donatien. Ma sœur est ophtalmo, peut-être pourra-t-elle
vous aider pour vos lunettes ?
— Merci, mais c'est juste le verre qui est tombé, je pense qu'une visite
chez un opticien sera suffisant. Je verrais cela demain si le temps et la
voiture de Claire nous permettent de redescendre en ville.
— C'est ce petit chemin à droite ! signale-t-elle au conducteur qui
s'engage dans un passage enneigé encore plus étroit que la route qu'ils
viennent de quitter.
Au bout de quelques minutes, ils stoppent devant une maison de pierre.
Claire qui les attendaient, sort de la maison bien emmitouflée.
— Entrez ! Venez-vous mettre au chaud !
Elle insiste auprès des hommes pour qu'ils restent un peu avant de
redescendre.
— De toute manière avec cette neige, vous allez vous retrouver coincés
quelque part dans la montagne, alors autant rester ici au chaud. Dit-elle en
souriant.
Reconnaissant la justesse de ses propos, les deux hommes acceptent de
rester. Mais quelques minutes seulement ! souligne Julien.
— Vous allez rester manger au moins.
— Oh oui ! ajoute Clémentine, "Vous n'avez pas fini de me raconter
votre histoire."
— Quand c'est demandé avec un si joli sourire, nous ne pouvons que nous
incliner.
Ils s'installent tous au salon autour de la cheminée. Claire se rend à la
cuisine pour rapporter de quoi grignoter avant que le repas ne soit prêt.
— J'ai fait quelque chose de simple ! s'excuse-t-elle.
— C'est déjà très gentil de nous inviter à dîner, nous n'allons pas faire
les difficiles non plus. Mais je tiens un bar à cocktail, je peux vous en faire
quelques-uns pour faire passer cet apéro improvisé.
— Clémentine ! Montre le bar à Julien. Il trouvera peut-être son bonheur.
Au retour de Claire, ils sont tous installés dans les fauteuils tandis que
Julien leur propose des cocktails en fonction de ce qu'il a pu découvrir dans
le bar de Claire.
Le calme à peine troublé par le crépitement des flammes dans la cheminée,
les quelques verres avalés, le repas prit sur le pouce autour du feu,
permettent aux discussions de se faire plus intimes et donnent l'impression
qu'ils se connaissent depuis toujours.
Alors que Claire, aidée par Donation, se rend à la cuisine pour débarrasser
le repas et apporter le dessert qu'elle avait préparé dans l'après-midi,
Clémentine, apercevant la guitare de son amie appuyée dans un angle de la
pièce, se lève pour la prendre et commence à poser quelques accords. Elle se
lance alors avec Julien dans un concert improvisé, reprenant le répertoire des
chants de veillées, allant de Santiano à Toi+Moi.
Alors qu'ils finissent San Francisco, la bûche de la cheminée se brise dans
une gerbe d'étincelle et de fumée.
— Il n'y a plus de bois, il va falloir aller en chercher dehors, remarque
Claire. Elle attrape un gilet et se prépare à sortir.
— Non ! Reste au chaud, nous allons y aller.
Julien et Donatien reviennent quelques minutes plus tard les bras chargés
de bûches.
— La neige a cessé et le ciel est complètement dégagé. La lune brille de
tous ses feux. Cela vous dirait une petite balade digestive au clair de lune ?
De plus, cette luminosité est magique je pense pouvoir prendre des photos
intéressantes ce soir, s'exclame Donatien en montrant son appareil.
Les filles se couvrent et tous sortent dans la nuit enneigée. La neige
tombée en abondance recouvre la campagne mais leur permet malgré tout de
marcher sans trop s'enfoncer. Claire les conduits vers un étang dont la surface
plate gelée brille dans la nuit. Julien s'en approche et pose prudemment un
pied sur la glace.
— Cela va faire plusieurs semaines qu'il est gelé, je pense que la glace
est assez épaisse pour que nous puissions faire quelques glissades sans danger,
propose Claire en riant.
— Tu es sûre ? demande Clémentine testant la glace à son tour.
Elle fait quelques pas, glissant doucement tandis que Donatien mitraille le
paysage et ses compagnons.
Se tenant par la main, Claire et Clémentine patinent sur l'étang en tentant
de conserver leur équilibre instable. Soudain, le pied de Claire glisse plus
qu'elle ne l'aurait pensé et elle perd l'équilibre. Clémentine la rattrape et
les deux femmes se retrouvent enlacées. Apercevant l'objectif de l'appareil,
elles échangent par jeu un long baiser sous la lune.
Par précaution, ils regagnent tous le chemin et retournent se mettre au
chaud.
Arrivés à la maison, ils sont accueillis par le générique de fin du dernier
Spiderman diffusé par la télévision qui était restée allumée mais que personne ne
regardait.
— Qui veut une boisson chaude ? Propose Claire.
De nouveau installés autour du feu à se réchauffer avec qui un thé, qui une
tisane ou un chocolat, Clémentine et Claire inondent la pièce d'accords de
guitare sous les flashs de Donatien.
A une heure avancée de la nuit, Claire montre une chambre où Julien et
Donatien pourront dormir tandis qu'elles aussi gagnent chacune leurs chambres
respectives.
Le lendemain matin, Clémentine est réveillée par une odeur de café et de
viennoiserie. Elle est surprise car ce n'est pas dans les habitudes de Claire
de se lever si tôt. Enfilant son peignoir, elle se lève et est éblouie par le
soleil sur la campagne enneigée. Elle sort de sa chambre et descend dans la
cuisine où Julien et Donation ont préparé le café et ont été chercher des
croissants à la boulangerie du village.
— Les routes sont dégagées, nous allons pouvoir rentrer. Merci pour cette
soirée très agréable.
— Merci à vous de m'avoir conduit ici hier soir. J'espère que nous nous
reverrons.
— Sûrement ! dit Donatien. Cela ne dépendra que de vous !
Après le petit déjeuner, les deux hommes prennent congés de leurs hôtesses
et s'éloignent doucement.
— Ils étaient vraiment charmants, et ce Donation, quel regard ! soupire
Clémentine. Quel dommage qu'il soit déjà en couple.
— Allez ma chérie ! Tu vas bien le trouver un jour ton prince charmant ! Se
moque gentiment Claire en la serrant dans ses bras. Pierre doit passer dans la
matinée pour voir la voiture et si tout va bien, nous pourrons passer chez un opticien
pour tes lunettes.
Quelques jours plus tard, Clémentine remonte dans le train pour rentrer
chez elle, elle se souviendra longtemps de son voyage aller qui lui a permis de
rencontrer l'homme le plus charmant qu'elle n'est jamais croisée. Plongée dans
ses pensées et dans son livre, elle sursaute à l'annonce de sa gare.
Prenant son sac, elle descend du train et sort de la gare et qu'elle n'est
pas sa surprise en découvrant dans le kiosque de presse devant la gare de voir
sa photo en une d'un magazine photo, sous le titre "La Reine de
l'Hiver". Elle baisse rapidement le regard espérant que personne ne la
remarque.
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