Quelques jours après la disparition de
Florent, Sylvie et Arthur discutaient sous la tonnelle dominée par l'ombre
massive de leur manoir.
—
Combien de temps la Dame va-t-elle le garder ?
—
Tu sais bien que le temps avec elle ne s'écoule pas de la même manière qu'ici.
Cela peut durer une heure comme un siècle. Nous ne pouvons que patienter.
—
Je le sais bien et c'est cela qui m'inquiète, le point nodal approche et cette
fois-ci, il nous a fallu un temps fou pour trouver la bonne personne. Les
hommes n'ont jamais été aussi nombreux, mais il est de plus en plus difficile
de trouver ceux ou celles qui seront capables de rencontrer et de survivre à
une rencontre avec Elle. Le Sang Sacré se dilue de plus en plus.
—
J'en conviens, mais le temps est révolu où nous pouvions invoquer l'esprit de
la Mère pour revivifier le Sang Sacré. Regarde comment cela s'est terminé la
dernière fois. Une vierge ! Un homme qui se prend pour le fils de Dieu ! Bon !
Il n'avait pas tout à fait tort. Et pour finir, une crucifixion qui donne
naissance à une religion qui a combattu nos semblables et permis l'essor de la
raison.
—
Et donné lieu à des expéditions pour retrouver le Graal, je ne suis pas peu
fière de cette quête induite. Cela a pu donner de grandes légendes à raconter à
la descendance qui enchante toujours le monde. Certes, nous devons faire avec,
mais notre discrétion nous a permis de réaliser de grandes choses et même si
notre influence diminue, nous poursuivons toujours notre tâche afin
d'accompagner l'espèce humaine vers son ultime évolution en la protégeant …
—Au
fait ! J'ai été contacté par Günter ! Il va réunir le Conseil des Anciens pour
savoir où nous en sommes dans notre quête. Apparemment les autres espèrent
beaucoup de notre "Appelé".
—
Finissant tranquillement son verre de Cognac, Sylvie regarda son époux.
—
Que veux-tu que nous leur disions ?
Arthur
tira doucement sur sa pipe de buis et contempla les volutes de fumée qui
s'élevaient au-dessus de lui dans l'air tiède de cette soirée d'été.
—
Tant que Florent n'est pas revenu du lac, nous ne saurons pas ce que le destin
nous réserve.
—
Je le sais et cela m'inquiète un peu. C'est le premier que nous trouvons depuis
près d'un siècle. Jamais nous n'avions passé autant de temps à chercher un
"Appelé". Comme si le monde ne voulait plus de nous.
—
Combien d'entre nous reste-t-il aujourd'hui ? Nous étions cent quarante-quatre
quand la Mère nous a créés et envoyés sur ce monde pour le faire grandir, douze
couples par continent. Nous fûmes Zeus et Héra, Odin et Freyja, Isis et Osiris.
Nos enfants furent des héros.
—
Ne sois pas nostalgique ! Ce temps est fini. Aujourd'hui, nous nous sommes
fondu dans la masse et avoue que ce n'est pas désagréable. La dernière fois que
tu as voulu t'impliquer directement dans les affaires des hommes pour les beaux
yeux d'un petit roi, tu as fini sur un bûcher. J'ai dû te remplacer in extremis
dans les flammes par cette jeune paysanne qui venait de mourir d'une mauvaise
grippe. La foule a cru à une intervention divine venue chercher ton âme. Nous
sommes plus tranquilles et plus efficaces en restant loin des puissants de ce
monde.
—
Je t'en suis reconnaissante, mais cette fois-là, j'ai réussi à rétablir
l'équilibre et la paix sur ces terres ravagées par la guerre.
Elle
prit son verre, se leva et se dirigea vers le plan d'eau qui ornait ce côté du
parc. Il la regarda s'éloigner, toujours aussi majestueuse dans sa robe longue.
Le reflet des rayons de lune sur sa chevelure lui redonnait l’image de ce
qu’elle était réellement, une déesse.
Une
biche surgit alors des bois, traversa l'espace dégagé autour de l'étang et
s'approcha de Sylvie qui tendit la main. L'animal inclina la tête et lécha la
paume tendue.
—
Que veux-tu me dire ma belle ?
La
reine de la forêt regardait fixement la femme souriante debout devant elle et
silencieusement, un échange d'informations s'établit entre les deux êtres.
Aussi
rapidement qu'elle était apparue, la bête disparut derrière les arbres. Le
visage radieux et apaisé, Sylvie revint vers son mari
—
Je pense que nous avons notre réponse !
Il
la prit par la taille et lui posa un baiser sur les lèvres.
—
En effet ! Je ne m'attendais pas à cela.
Enlacés,
ils rentrèrent afin de comprendre le sens caché du message transmis par cette
visite inattendue.
Le
lendemain, avant l'aube, le couple ferma le manoir et conduits par leur
chauffeur, ils quittèrent la propriété. Dès que le portail se referma derrière
eux, Arthur fit un geste et une lueur furtive entoura le domaine. Tous ceux qui
seraient tentés de franchir les grilles qui permettaient de découvrir ce manoir
dix-huitième avec son jardin à la française, seraient immédiatement ramenés sur
le trottoir. Cela avait évité de nombreuses visites inopportunes lors de leurs
longues absences.
Se
dirigeant vers le soleil levant, le chauffeur s'engagea sur l'autoroute pour
quitter la ville. Après plusieurs heures de route et quelques arrêts bienvenus,
ils franchirent le pont-levis d'un château médiéval perché au sommet d'un piton
rocheux. Il dominait une vallée encaissée et faisait face à un vieux temple en
ruines.
Le
couple fut accueilli devant l'entrée majestueuse par un homme de haute taille
au visage taillé à la serpe entouré d'une chevelure et d'une barbe grisonnante.
—
Günter ! Nous sommes ravis de vous revoir, cela fait si longtemps.
—
Vous avez raison, le plaisir est partagé, leur répondit-il tout en faisant une
accolade à Sylvie. Mais après les derniers évènements en Europe, j'ai dû
prendre du recul.
—
Ce recul a duré plus de cinquante ans ! Rétorqua Sylvie en souriant.
—
Ma chère, vous savez bien que là-bas, le temps ne s'écoule pas de la même
manière qu'ici. Pour moi ce ne fut qu'une absence de quelques mois. En
rentrant, j'ai croisé "l'Appelé", il semble prometteur. Et, il n'est
pas resté prostré après avoir franchir le Rideau. Il semblait même préparé à ce
qui lui arrivait. Est-ce vous qui l'avez initié ?
Sylvie
et Arthur se regardent étonnés.
—
Non pas du tout ! Nous ne l'avons connu que quelques heures.
—
J'ai tout de suite ressenti quelque chose de spécial quand je l'ai rencontré,
mais il m'a semblé être d'une pureté de sang telle que je ne l'avais pas
constatée depuis des siècles.
—
Oui, j'ai ressenti la même chose.
—
Allez ! Suivez-moi ! De toute manière tant que nous ne saurons pas sur quel
évènement la Dame veut influer, nous ne pouvons pas faire grand-chose.
—
Dites-nous, Günter, qui sera à cette réunion ?
—
Pour la première fois depuis des années, nous serons presque tous réunis. Enfin
parmi ceux qui sont toujours en vie sous leur forme matérielle.
—
Et combien sommes-nous encore ?
—
Hélas ! Plus assez nombreux. Notre influence diminue de plus en plus et
les nouvelles croyances et superstitions ne nous permettent pas de nous
régénérer. Les hommes n'imaginent plus de nouveaux être surnaturels, leur
imagination semble s'être tarie. Et de plus, ils ne croient plus assez au
surnaturel, ils n'ont plus assez de foi pour permettre à de nouveaux dieux de
naître et pour la plupart d'entre nous, nos pouvoirs disparaissent. Qui croit
encore que la foudre vient de Zeus ou le vent d'Eole ?
—
Je suis d'accord avec toi, cela fait bien longtemps que je ne suis plus capable
de frapper quelqu'un à distance par la foudre, dit-il en riant.
—
Il nous reste encore la possibilité de voyager d'un plan à un autre, de deviner
si un être humain est bon ou mauvais, d'influer sur leurs pensées et nous ne
vieillissons pas.
—
Piètre consolation !
À
ce moment-là, le crissement de roues sur le gravier devant le manoir se fit
entendre. Des portes claquèrent et des cris résonnèrent dans la cour.
—
Ce sont nos amis des autres continents qui arrivent. J'ai été les faire prendre
par un taxi à l'aéroport. Mais je constate que l'ambiance est toujours aussi
houleuse entre Hiroshi et Eléonore.
En
effet, ils pouvaient entendre des éclats de voix.
—
Ce n'est pas moi qui largué cette bombe ! Ils ont pris la décision tout seuls
et de plus de ton côté, tu n'as pas fait grand-chose pour éviter les exactions.
—
Tu sais bien qu'à cette période, les réactions étaient tellement irrationnelles
que nous n'arrivions plus à rien maîtriser. Même la Dame n'a rien pu faire. Les
quelques élus qu'elle a pu former n'ont fait que limiter les souffrances.
—
Eléonore ! Hiroshi ! Calmez-vous, le passé est le passé, vous savez bien que
nous ne le changerons pas. Nous sommes tous responsables ce qui est arrivé au
cours de ce siècle, nous avions pensé que les hommes seraient capables du fait de
leurs avancées scientifiques et philosophiques de se débrouiller seuls sans
nous. Nous nous sommes trompés.
Penauds,
les deux protagonistes de la dispute se calmèrent et le regard baissé, ils
franchirent le seuil du château avec les quatre autres couples qui les avaient
rejoints à l'aéroport.
—
Nous sommes au complet pour aujourd'hui, l'avion en provenance de Johannesburg
a pris du retard. Lungelo et Eshe nous rejoindront demain matin. Pour le
moment, James et Harriet vont vous montrer vos appartements. Installez-vous et
nous nous retrouvons dans la grande salle pour le repas d'ici deux heures.
Arthur
et Sylvie prirent possession de leur logis pour les prochains jours, trois
pièces situées dans une aile du manoir avec une vue incomparable sur la vallée
et les sommets voisins.
—
J'espère que nous aurons le temps de nous promener un peu dans la montagne. Les
ruines du temple de Diane sont toujours un endroit où je prends plaisir à me
ressourcer, murmura Sylvie en fixant la montagne.
—
Je le sais ma chérie. Je te connais. Tu penses encore à elle depuis tout ce
temps.
—
Elle n'a pas voulu quitter son île lorsque les chrétiens sont devenus
puissants. Elle a perdu ses pouvoirs et est devenue mortelle. C'était mon amie.
Je ne sais pas comment les autres ont vécu la perte de nos amis. Mais je reste
nostalgique de cette époque même si je sais que notre rôle n'est que
d'accompagner l'humanité dans son évolution et que nous ne devons pas
intervenir directement, nous étions reconnus.
—
Nous le savions quand nous nous sommes arrivés, nous savions qu'un jour nous
devrions choisir entre nous retirer ou finir notre vie comme les simples
mortels. Chacun de nous fait ce choix en fonction des souhaits de la Dame.
—
Plutôt selon notre nature profonde… répondit Sylvie machinalement. Certains
d'entre nous sont plus nostalgiques de notre passé glorieux que de cet avenir
incertain.
—
Si tu veux, demain nous monterons jusqu'aux vestiges du temple. Cela nous fera
du bien de retourner là-bas.
Il
la prit de nouveau dans ses bras et ils s’endormirent enlacés.
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